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🌱 Entretien avec Dominique Ziegler — Le cacao comme miroir du monde

Chez One Love Cacao, nous considérons le cacao non comme une simple gourmandise, mais comme une plante sacrée, vivante, enracinée dans des traditions spirituelles anciennes — et qui, aujourd’hui encore, œuvre à la paix et à l’harmonie dans le monde.


Dans sa pièce Choc! La Friandise des Dieux, Dominique Ziegler explore avec justesse l’envers méconnu de cette douceur : extermination, esclavage, colonialisme, exploitation, monopole... Une fresque puissante qui révèle le paradoxe entre le goût sucré du chocolat et l’amertume de son histoire.


À travers cette œuvre, il met aussi en lumière le rôle, longtemps occulté, de la Suisse — et de certaines familles helvétiques — dans les économies et les affaires coloniales liées au cacao, invitant à une prise de conscience sur les héritages invisibles de notre confort.


La domination au lieu de la collaboration, la consommation au lieu de la connexion, la déforestation au lieu de la régénération, l’oubli au lieu de la mémoire, l’extraction au lieu du soin…


Après avoir assisté à la pièce théâtrale, Sakara a eu la joie de rencontrer Dominique pour un échange profond autour de cette œuvre essentielle — et de tout ce que le cacao révèle, hier comme aujourd’hui.


Bonne lecture!



Le cacao, miroir d’une histoire coloniale où la Suisse, elle aussi, a joué un rôle souvent oublié — une histoire que le théâtre rend enfin visible.
Le cacao, miroir d’une histoire coloniale où la Suisse, elle aussi, a joué un rôle souvent oublié — une histoire que le théâtre rend enfin visible.


PARTIE I — Souvenirs d’enfance & chocolat


1.    Dominique, si tu fermes les yeux et que je te dis « chocolat », quels souvenirs d’enfance te reviennent ? Une image, un goût, une personne… 

(Rires) Ça va peut-être paraître banal, mais ce sont d’abord les lapins en chocolat à Pâques, les ovomaltines au petit-déjeuner, et bien sûr — comme pour beaucoup de Suisses — les barres de chocolat glissées dans le pain blanc pour le goûter à quatre heures. Le chocolat a toujours été là, présent dans mon enfance. Je dois dire que je suis un fan hardcore de chocolat!

 


2. Et aujourd’hui, après avoir porté ce sujet sur scène avec Choc ! La Friandise des Dieux, que symbolise pour toi le cacao ?

En découvrant ce que j’ai appris à travers cette commande d’écriture, j’ai été confronté à quelque chose de profondément problématique. Cela a complètement remis en question mon rapport au chocolat.

 

La pièce théâtrale revient sur la genèse de la découverte du cacao par les Européens. On sait que le cacao a des origines mystiques, des origines profondes dont nous connaissons à peine, dans la mesure où les conquistadors ont effacé la majeure partie de l'histoire. On ne peut que déduire un certain nombre de choses, sur la base de ce qui nous a est rapporté par Bartolomé de las Casas (ndr: missionnaire dominicain, XVI° siècle) sur la civilisation aztèque, et par les camarades latino-américains actuels sur la base de ce qui reste de leur héritage communautaire.


Donc le cacao symbolise pour moi, avant tout, une plante mystique originaire d'Amérique latine, qui a aussi un côté thérapeutique, qui fait du bien à l'âme, et un côté médical, car il fait bien au corps. Je fais aussi certaines analogies avec la plante de la coca dont les feuilles sont par ailleurs encore utilisées par des vielles dames en Bolivie pour lire l'avenir. Dans ma pièce, j'ai donc prêté aux fèves de cacao également des vertus divinatoires, avec une première scène où il y a le roi aztèque Montezuma qui demande aux prêtres de lui dire ce qu'elles disent. J’ai découvert à quel point cette fève sacrée, réservée aux élites, aux prêtres, aux rituels, portait en elle une mémoire profonde — prophétique, même. En même temps, elle avait aussi une valeur économique. Elle était utilisée comme une monnaie d'échange. On pouvait acheter, troquer, parfois même dans des contextes tragiques. Dans un livre très factuel, Histoire du chocolat de Nikita Harwich (ndr: éd. Desjonqueras), il est dit qu'on pouvait y payer une femme indienne pour des actes de prostitution. Cela en dit long à la fois sur la valeur économique de la fève, mais aussi sur la dégénérescence du statut de la femme amérindienne, suite à la conquête des blancs.   


Ce double visage du cacao m’a donc frappé: d'une part, mystique, ancestral et sacré, révélateur d'une civilisation puissante dont on connaît finalement peu de choses, et d'autre part, profané par les conquistadors, qui en feront une marchandise et un produit de consommation courante, qui est aujourd'hui un produit mondialisé.


J'ai voulu raconter cette bascule — comment une plante sacrée est devenue un produit mondialisé, industriel, support d’exploitation. Et en remontant le fil, on arrive à l’histoire coloniale, à l’esclavage, aux multinationales comme Nestlé ou Cargill, qui s'enrichissent grassement grâce à cette exploitation, à tout un système qui continue aujourd’hui encore à profiter d’un déséquilibre profond. C'est pour cela que la pièce s'appelle Choc! La Friandise des dieux. D'abord, le cacao est la friandise des aztèques, et par la suite, des dieux blancs, les multinationales et nous qui consommons bêtement et aveuglement un produit qui est toujours fait dans des conditions sordides principalement en Afrique.


Le cacao permet de lire cinq siècles d’histoire humaine. Il ouvre une porte sur un monde insoupçonné — surtout pour un enfant qui adorait l’ovomaltine. Mon parcours, finalement, est similaire à celui de millions d’autres, qui consomment sans savoir.

Et c’est là que le théâtre devient essentiel.


Quand on présentait la pièce à des théâtres, on avait souvent des réactions négatives — car on touchait à la madeleine de Proust — et on s'entendait dire que c'était encore l'une de ces histoires culpabilisantes... Mais l'idée de la pièce n'est pas d’interdire le chocolat, mais de faire savoir et comprendre ce que l'on consomme. De rendre visible ce qui est caché. De sorte à pouvoir choisir différemment et peut-être contribuer, modestement, à un changement.


Et donc, pour un enfant qui a grandi en consommant de l’ovomaltine et du chocolat, découvrir la réalité de la production du cacao et de son histoire, c’était se confronter à quelque chose de totalement antinomique avec le monde magique que cette saveur évoquait dans l’enfance.

  



PARTIE II — Théâtre, engagement & création


3.    Comment as-tu accueilli la proposition d’écrire une pièce sur l’histoire du cacao, souvent absente ou édulcorée dans les grands musées (suisses) du chocolat?

C'était une commande d'écriture du Théâtre Orchestre Bienne-Soleure, dirigé par Katharina Rupp. J’y avais déjà vu deux de mes pièces traduites et jouées avec succès, mais c’était la première fois qu’elle me demandait une création originale.


L’idée lui était venue après une visite au musée Lindt à Zurich, où elle a découvert une mise en scène édulcorée de l’histoire du cacao: des « gentils Aztèques » transmettant paisiblement leur recette aux « gentils Espagnols », puis l’arrivée du cacao en Europe par bateau, et enfin la révolution industrielle qui le rend accessible à tous. Rien sur les massacres, le génocide des peuples autochtones, ni sur l’esclavagisme et la traite negrière. Une histoire aseptisée, presque romantique.


Face à ce récit tronqué, elle m’a dit: «Il faudrait écrire une pièce sur la vraie histoire du cacao».


J’avais déjà l’intuition qu’il y avait là-dessous quelque chose de problématique — comme souvent avec les matières premières du Sud accaparées par les multinationales. Je sentais qu’il y avait quelque chose de « puant », disons-le ainsi. Mais j’ignorais encore tout de l’histoire du cacao et des portes qu'il allait ouvrir.


Écrire une pièce comme celle-là, c’est entrer dans une démarche presque journalistique, parfois universitaire. Si tu veux faire un théâtre intellectuellement honnête — et vivant — il faut enquêter. J’ai donc accueilli cette commande avec curiosité et intérêt, sans savoir très bien où cela allait me mener.

 


4.  Ce travail incluait aussi un mandat particulier: celui d’enquêter sur le rôle que la Suisse - et certaines figures helvétiques - ont pu jouer dans l’histoire coloniale liée au cacao. Comment as-tu abordé cette dimension?

J’ai commencé mes recherches par des histoires classiques du cacao. Et là, j’ai vite été embêté. Je tombais toujours sur des récits très hagiographiques. Par exemple, le livre de Nikita Harwich est intéressant si l’on s’intéresse au produit culinaire en tant que tel — mais il ne parle quasiment jamais de la traite négrière. Ou alors, c’est balayé très rapidement.


Heureusement, je suis tombé sur le travail d’un homme assez unique dans le paysage suisse: Hans Fässler. C’est un historien, activiste politique et ancien cabaretiste, qui a consacré sa vie à documenter l’implication de la Suisse dans l’esclavage. Il a créé un site incroyable — www.ouverture.ch — où il y a des pages entières qui reviennent, pays par pays, siècle par siècle, famille par famille, sur l’implication des Suisses dans l’esclavage. Il s'agit d'une incroyable mine de renseignements où l'on découvre que la majorité des grandes familles suisses ont été concernées, d’une manière ou d’une autre.


Il y a toutes sortes de formes d’implication : l’aventurisme, le mercenariat, la plantation, la traite directe, les assurances, les indienneries… C’est une galaxie complexe, mais très bien synthétisée sur ce site.


Hans Fässler a aussi écrit un livre fondamental, Reise in Schwarz-Weiss, Une Suisse esclavagiste (ndr: publié en 2007), malheureusement aujourd’hui épuisé. Ce qui en dit long sur le peu de place que cette problématique continue d’occuper en Suisse.


Un autre ouvrage essentiel, c’est La Suisse et l’esclavage des Noirs (ndr: Thomas David, Bouda Etemad, Jannick Schaufelbuehl, éd. Antipodes, 2007). Un livre très sérieux et très bien documenté… mais qui, là encore, a eu un impact très confidentiel, alors qu'il s'agit aussi d'un livre totalement essentiel.


Donc, à partir de là, j'ai essayé de voir où, dans tout ça, il était question de cacao. Et ça n’a pas été simple — il fallait lire, relire, croiser les sources. Les informations sur le cacao étaient assez diffuses, perdues dans un océan de données.


C'est donc en lisant ses deux ouvrages que l'horizon s'est ouvert sur une histoire du cacao où la Suisse a une part bien réelle, souvent méconnue ou minimisée.

 


5. Comment as-tu vécu ce processus de création, plongé dans une histoire aussi complexe, marquée par l’exploitation, l’esclavage, la domination coloniale ?

D’abord, il y avait la difficulté de comprendre de quoi il s’agissait. Et pour être tout à fait honnête, j’ai été très découragé au début. Toutes les histoires du cacao que je lisais étaient d’un ennui profond. Je me disais : ce n’est pas possible… on ne va pas faire une pièce sur des presses à chocolat inventées au XIXe siècle en Hollande ou sur les chocolate houses anglaises... Tout ça ne m’intéressait pas.


Ce qui m’intéressait, c’était l’histoire cachée. Et cette histoire porte bien son nom: elle est réellement bien dissimulée. Il a fallu la chercher, la comprendre, compiler un maximum d’informations avant même d’imaginer écrire une pièce de théâtre. Ce travail a été long, fastidieux… et franchement éprouvant. À un moment, j’ai même failli abandonner.


Puis j’ai trouvé un endroit à Genève — les Maisons Mainou — un espace dédié aux artistes. J’ai réservé une semaine, je me suis isolé avec toute ma documentation, et je n’ai fait que ça. C’était très austère, très stakhanoviste, mais ça m’a permis de dégager une direction et d’avoir une vision plus claire.


Et ce que j’ai découvert m’a profondément écœuré. Ça peut sembler naïf, mais revenir sur ce qu’était vraiment l’esclavage… On a tendance à le banaliser aujourd’hui, à le contextualiser, à dire que c'était finalement quelque chose de commun à toutes les grandes puissances de l'époque, et a le présenter donc comme une fatalité historique. On l'excuse presque. Mais non. L’esclavage, c’est la déshumanisation profonde. Ça implique le viol, la pédophilie, la misogynie… tout ce qui nous révulse aujourd’hui. Et on oublie à quel point c’était systémique et on a tendance à le banaliser comme faisant partie d'une histoire économique lointaine.


L’une des fonctions de la pièce, c’était justement de restituer cette horreur — et de rappeler ce que c'est vraiment l'esclavage. Bien sûr, on ne peut pas tout montrer sur une scène et je voulais que la pièce soit accessible à un large public, même aux jeunes. J'ai inclus deux scènes très courtes: l’une au Ghana, où l’on voit des Africains dans leur quotidien avoir une vie parfaitement normale, et brutalement, ce sont de Blancs qui arrivent et qui font tourner tout ça dans l'horreur absolue, en les enchainant et les transportant outre Atlantique; et l’autre dans des temps un peu plus récents, en Côte d’Ivoire, où les colons français arrivent avec une autre forme de domination, au nom de l'idée des Lumières.


Dans les deux cas, la violence surgit brutalement. C’est le choc, de cette “rencontre", si on peut l'appeler ainsi – de la violence et de la domination.


Ce travail m’a aussi obligé à faire attention à ne pas moi-même banaliser cette histoire. Il y a encore quelque temps, quelqu’un m’a dit qu'il n'allait pas venir voir la pièce car était l'ami d'une famille de lignée esclavagistes et qu'il fallait remettre ça dans le contexte…

 


6.  Parmi tout ce que tu as découvert sur cette filière et son passé, qu’est-ce qui t’a le plus marqué ou bouleversé?

Ce qui m’a le plus bouleversé, c’est de redécouvrir ce que signifie réellement l’esclavage et de comprendre que l’Occident tout entier — pas seulement la Suisse — s’est construit là-dessus.


On parle de révolution industrielle, mais en vérité, l’essor de l’Europe repose sur la mise en esclavage de dizaines de millions de personnes, et sur l’éradication des peuples autochtones d’Amérique. Cette histoire est encore présente aujourd’hui: si l’Afrique est meurtrie, c’est d’abord à cause de cette histoire-là. On peut bien dire ce qu’on veut, mais c’est ça, le fond du problème.


Et puis il y a la dimension moderne. Je suis allé rencontrer des gens de l’ONG Public Eye, notamment Sylvie Lang, qui a beaucoup travaillé sur la filière cacao. Leurs rapports montrent clairement que les conditions actuelles rappellent celles de l’esclavage d’autrefois (ndr: voir https://www.publiceye.ch/fr/thematiques/archives/chocolat?utm_source=chatgpt.com).


On parle de deux millions d’enfants qui travaillent aujourd’hui dans des conditions inhumaines, pour que nous puissions, ici en Europe, consommer notre bon chocolat en toute tranquillité.


Il y a aussi tous les mensonges des multinationales — Nestlé, Cargill… — qui prétendent améliorer les choses et agir contre les mauvaises conditions de travail des Africains et des Africaines. Mais dans les faits, elles ne font rien. Par ailleurs, ces deux multinationales ont leur siège en Suisse et nous vivons en partie de leur rapine. Par ricochet, notre développement est issu de cette exploitation.


Donc tout ça laisse un goût amer, en fait.


Ou alors, ils font du greenwashing, ce qui ne répond qu’à la pression des avancées militantes. Sans ce travail de fond fait par certains, ces entreprises continueraient comme avant, sans même se justifier. Aujourd’hui, elles sont obligées de sauver les apparences. Mais ce n’est que du discours, une couche de vernis.


Dans la pièce, je montre bien ça. Par exemple, certaines entreprises prétendent avoir construit des écoles dans les zones de production — mais quand on vérifie, il n’en existe aucune trace. Tout c'est bourré d’arnaques.


Il y a un reportage édifiant d’Envoyé Spécial sur Antenne 2 qui suit une filière de vente d’enfants entre le Burkina Faso et la Côte d’Ivoire. Un reportage bouleversant, qui montre concrètement les conditions de vie et de travail dans les plantations (ndr: voir https://www.youtube.com/watch?v=GAdGkMIqkcM, à 1h07).


Ce qui m’a frappé aussi, c’est la manière très particulière dont on cultive le cacao.


Contrairement au café, où il y a des plantations bien visibles, avec de grands domaines, des fazendas ou haciendas, le cacao pousse dans des zones souvent isolées, dans les forêts, de manière beaucoup plus opaque. Rien que cela en dit long sur le système.


C’est pour ça que, dans la deuxième partie de la pièce, je raconte le parcours d’un enfant burkinabé qui se retrouve sur une plantation. Je montre aussi la trajectoire d’un planteur ivoirien obligé de vendre sa terre à un petit margoulin. Et je parle de la politique menée par Houphouët-Boigny, ancien président de la Côte d’Ivoire, qui a instauré une monoculture du cacao dans son pays — créant ainsi une dépendance profonde vis-à-vis de la France.


Tout ça — l’histoire, la politique, l’économie — a des conséquences directes et tragiques sur la vie de millions de personnes aujourd’hui. C’est cette complexité-là que j’ai voulu mettre en lumière.

 


7.  Comment le public a-t-il réagi à la pièce? Y a-t-il eu des échos qui t’ont particulièrement touché?

Quand on parlait simplement du thème de la pièce, il arrivait qu’on reçoive des réactions de relativisation, voire des critiques ou des commentaires négatifs. Mais une fois que les gens venaient voir la pièce, là, en toute modestie, je crois qu’on a vraiment réussi notre coup. C’était imparable. Tu ne peux plus dire : «Oui, mais il faut remettre dans le contexte», ou encore : « Ah bon, on ne savait pas», ou relativiser.


La pièce a été conçue de façon à ne pas ennuyer. Il ne s’agissait pas de faire une leçon de morale, mais de plonger le public dans des trajectoires humaines concrètes. On montre autant le destin de certains planteurs ou esclavagistes suisses, que celui des Africaines et Africains victimes d’exactions — mais toujours de manière vivante, fondée, documentée, et dynamique.


Les réactions ont été très fortes, mais aussi très positives.

Certains allaient jusqu’à dire : « Je ne mangerai plus jamais de chocolat ». Alors je devais leur répondre : « Le problème, ce n’est pas le chocolat en soi, mais la manière dont le monde est structuré : les rapports Nord-Sud, le capitalisme… ».


C'est par ailleurs ainsi que j'ai fait le choix d'offrir la possibilité d'acheter à l'entracte du chocolat éthique transformé localement, issu de partenariats directs et respectueux: pour montrer qu’une autre voie est possible, une économie plus saine.


J'ai découvert tout un écosystème alternatif autour du cacao, qui se développe autour de l'idée que le chocolat n’est pas qu’une gourmandise mais une affaire profondément humaine.


Donc oui, les réactions du public ont été fortes et belles.


Ce qui me met en colère, en revanche, c’est le manque d’intérêt des institutions théâtrales, qui ne sont pas assez curieuses de ce qu’on fait bien qu'on a eu un vrai succès aussi à Genève.


On était vraiment dans ce qu’on appelle la catharsis du théâtre. C’est le rôle du théâtre depuis les Grecs — et même avant, depuis la Préhistoire : se rassembler, mettre en scène la violence du monde, les contradictions, les injustices, et en faire quelque chose de transformateur.


C’est ça, mon travail.



8.    As-tu reçu des retours ou senti des remous du côté des institutions ou milieux concernés — notamment dans le secteur du chocolat, ou au-delà ?

Les multinationales ? Silence total. Pas une réaction. Et pourtant, on ne s’est pas gênés pour les nommer dans la pièce. Cargill, Nestlé, Barry Callebaut… Ils sont tous là. Ces trois multinationales contrôlent à elles seules 65 % du commerce mondial de pâte de cacao et six autres entreprises leur sont subordonnées dans la chaîne de transformation.


C’est un monopole absolu sur un produit ultra-populaire, dont la production reste dramatiquement inhumaine. Mais voilà : ces groupes sont tellement puissants, tellement riches, que ce n’est pas une pièce de théâtre qui va les inquiéter.


Pourtant, on est allés jusqu’à mettre Roger Federer sur scène, à la fin de la pièce. Il représente, pour moi, l’excellence suisse instrumentalisée. Il est l’ambassadeur glamour de ces multinationales, celui qui donne une image propre à des entreprises sales. C’est du whitewashing, pur et simple.


Le public comprend, la scène est appréciée, mais aucun écho dans les cercles concernés.


Bien que la pièce ait eu une belle trajectoire et qu'elle a eu un vrai succès populaire, les institutions culturelles étatiques ne l'ont pas soutenue, ce qui nous a pas permis d'atteindre une visibilité plus grande pour faire réagir les multinationales… Elles ont, selon moi, le devoir de soutenir des créations suisses qui font sens, qui touchent le public, mais elles ne le font pas…  


Après vingt pièces, dont beaucoup sur des sujets complexes, j’aimerais qu’on franchisse un cap. Il est temps.

  


9.   Où trouves-tu ton inspiration créative — et comment la nourris-tu, au quotidien ou dans les temps forts de ta création?

Malheureusement, ce n’est pas très difficile de la trouver… Il suffit d’ouvrir les journaux, de faire un tour sur les réseaux sociaux. La violence du monde est devenue une source d’inspiration permanente.


Je crois que le rôle d’un artiste, c’est justement d’interpréter cette réalité du monde à travers sa propre sensibilité. Certains le font par la musique, d’autres par la danse, l’image, l’interprétation. Moi, c’est par l’écriture théâtrale que j’essaie de contribuer.


Ma première pièce est née dans cet esprit. Très spontanément. Elle abordait un sujet qui me hantait depuis longtemps : les dictatures africaines, et le déni de démocratie que subissent tant de citoyennes et citoyens. J’avais voyagé plusieurs fois en Afrique, j’avais beaucoup lu — mais surtout, j’avais rencontré des personnes qui vivaient ces réalités dans leur chair. Et je voulais comprendre pourquoi, au XXIe siècle encore, ces régimes parvenaient à se maintenir. C’est là que la mainmise de la France en Afrique de l’Ouest m’est apparue comme une des clefs. De cette réflexion est née N’dongo revient (2010), une pièce critique, un peu ironique, sur la Françafrique. Elle a rencontré un bon écho.


Puis, presque naturellement, je me suis tourné vers l’Amérique latine, un autre continent profondément blessé. Cette fois, c’est la lecture des Veines ouvertes de l’Amérique latine d’Eduardo Galeano (2001) qui m’a bouleversé. J’y ai découvert une histoire de spoliation multiséculaire, dont les effets se prolongent jusqu’à aujourd’hui. Et dans cette région, ce n’était plus la France mais les États-Unis qui tenaient les rênes des dernières décennies. C’est ce qui a inspiré mon livre Opération Métastase (2004), un thriller d’espionnage, qui croisait les ingérences américaines en Amérique latine avec les mensonges liés à la guerre en Irak.


En avançant, je me suis aperçu que toutes ces réalités contemporaines plongeaient leurs racines dans l’Histoire. C’est ce constat qui m’a mené, presque malgré moi, vers le théâtre historique — alors que ce n’était pas du tout ma formation initiale. Et j’ai découvert là une vraie passion. Je suis convaincu qu’on ne peut pas comprendre le présent sans se pencher sur le passé.


La pièce Choc ! La Friandise des Dieux représente, à mes yeux, une synthèse de tout ce travail: la géopolitique, les rapports économiques actuels, et leurs racines historiques. C’est peut-être la pièce la plus complète de mon parcours.

 


10. À ton avis, en quoi le théâtre — et l’art en général — peut-il nourrir le débat social et éveiller les consciences, peut-être d’une manière que le journalisme ou d’autres formes d’expression n’atteignent pas?

Le théâtre se nourrit du journalisme, du travail universitaire, des recherches militantes… Sans toutes ces sources, cette pièce n’aurait jamais pu exister.


C’est une continuité : l’art n’est pas dissocié de la société. Il en est l’expression sensible.


Là où le journal ou l’essai posent des faits, le théâtre les incarne. Il touche des zones émotionnelles que les mots seuls n’atteignent pas toujours. Lire des chiffres sur l’esclavage, sur le travail forcé ou la misère, c’est une chose. Mais voir un être humain porter cette souffrance sur scène, la vivre, la faire résonner dans un silence de salle — c’est là que le théâtre agit. C’est là qu’il remue, bouleverse, transforme.


J’ai eu la chance, pour cette pièce, de travailler avec des comédiens venus de pays du cacao. Deux Ivoiriens, dont l’un a grandi à Yamoussoukro, là où l'ex-président Houphouët-Boigny a fait construire sa basilique pharaonique avec l’argent du cacao, alors que le peuple avait faim, et un autre, Yaya, venu du Cameroun. Ils ne sont donc pas seulement des interprètes mais des porteurs de mémoire. Et leur présence sur scène, leur vécu, leur regard, donnaient une intensité bouleversante à la pièce — notamment Hyacinthe Brika Zougbo, comédien au talent rare, capable d’incarner aussi bien un enfant qu’un vieillard. Son jeu a profondément touché le public.


Les comédiens suisses, eux, incarnent les esclavagistes. Les voir, avec leurs accents vaudois et genevois, fouetter ou dominer, sur la base de faits réels, ça frappait fort. C’est une chose de lire qu’une famille suisse a participé à la traite. Mais voir la scène, la vivre en direct, entendre ces mots, voir les gestes… là, on ne peut plus détourner les yeux.


C’est ça, la puissance du théâtre: on ne peut pas se réfugier dans l’abstraction. On est confronté. Le théâtre, dans sa forme la plus ancienne, est un outil cathartique. Chez les Grecs déjà — et même avant — il permettait à la société de mettre en scène ses tensions, ses injustices, pour mieux les comprendre et les dépasser.


Alors oui, le théâtre peut éveiller les consciences autrement. Il n’est pas là pour expliquer. Il est là pour faire ressentir.

 



PARTIE III — Vision, transformation & cacao sacré


11.  Toi qui viens de traverser une immersion dans l’histoire complexe de cette plante, crois-tu qu’il soit possible — ou souhaitable — de réconcilier l’industrie du cacao avec sa dimension sacrée, vivante, profondément humaine?

Certainement pas.


L’industrie du cacao, telle qu’elle existe aujourd’hui, est structurellement inégalitaire. C’est dans son ADN de croître par l’exploitation d’autrui. On ne peut pas y injecter du sacré — c’est même l’opposé du sacré.


À mes yeux, la seule manière de réconcilier le cacao et le sacré, c’est à travers les petites structures alternatives: des producteurs éthiques, engagés, en lien direct avec les cultivateurs en Afrique, en Amérique latine ou en Asie.


On ne peut pas — et je le dis franchement — lier le sacré aux multinationales du cacao. Ce n’est pas conciliable. Au contraire, c’est peut-être le sacré qui doit nous aider à les combattre, à les déconstruire. Il faut repenser les fondements mêmes du système, et c’est ce qu’on essaie de faire avec la pièce.


Évidemment, le sacré a sa place: on l’a mis en lumière dans le spectacle, on a montré la dimension mythique, ancestrale du cacao. Mais cela ne suffit pas. Il fallait aussi montrer comment cette dimension a été souillée, bafouée par l’histoire coloniale et par le système capitaliste actuel.


Si l’on veut vraiment lui rendre sa sacralité, alors il faut aussi restaurer le respect dans les relations humaines: l’égalité, la dignité, la justice. Le sacré ne peut pas être éthéré, déconnecté du monde réel. Il doit s’incarner.


Et je pense qu’il faut rester attentif. Il y a, en Occident, une tendance à spiritualiser à l’excès, à détacher le sacré de la matérialité, comme si cette dernière était sale ou impure. Mais c’est une erreur. Le sacré ne résout pas tout à lui seul. Il n’est pas là pour nous faire planer au-dessus du monde, mais pour nous ancrer plus profondément dans le réel, avec plus de conscience.


Et c’est ce lien-là qu’il faut restaurer — avec le cacao comme avec le reste.

 


12. On observe aujourd’hui, dans plusieurs régions du monde — en Amérique latine, en Asie mais aussi en en Afrique de l’Ouest — l’émergence de petits collectifs de producteurs ou d’artisans qui transforment eux-mêmes leur cacao, selon des approches tree-to-bar ou bean-to-bar, souvent en lien direct avec leurs territoires et leurs savoir-faire. Ces initiatives cherchent à garder la valeur ajoutée sur place, à revaloriser les cultures locales et à proposer une alternative à la chaîne industrielle mondialisée.


Penses-tu que ces mouvements, encore marginaux, puissent amorcer un véritable changement dans les rapports de force globaux de la filière cacao? Et quel regard portes-tu en particulier sur la situation en Afrique, où le potentiel artisanal et la richesse des terroirs sont encore largement sous-valorisés?

Ces alternatives sont, à mon sens, bien plus qu’un contre-modèle pour le cacao. Ce sont des laboratoires du monde de demain. Elles incarnent de nouveaux systèmes économiques, de nouvelles manières de produire, mais aussi de nouvelles façons de vivre ensemble. Et dans ces micro-productions, qui placent le respect de la nature et de l’humain au centre, on trouve, potentiellement, des réponses à presque tous les grands déséquilibres actuels: économiques, écologiques, sociaux, même les questions de genre.


Je reviens tout juste du Mali, et ce que j’ai vu là-bas m’a beaucoup marqué. Il y a une force ancestrale, une spiritualité vivante, un savoir-faire artisanal profondément enraciné qui résistent, encore aujourd’hui. Contrairement à l’Amérique latine, qui a été plus fortement rabotée par l’impérialisme — notamment via les missions protestantes — l’Afrique a conservé une puissance spirituelle intacte. Les missionnaires y sont passés aussi, bien sûr, mais ils n’ont pas réussi à déraciner les fondements culturels profonds. Et pour moi, c’est de là que peut venir l’alternative.


C’est en Afrique que se trouvent des clés.


Mais attention, il ne s’agit pas non plus de minimiser la richesse et la résistance des peuples d’Amérique latine. Il y a encore, au Mexique, au Guatemala, dans d’autres régions, des communautés indigènes, des métis conscients, des acteurs engagés qui cherchent à faire revivre ces traditions, à les adapter au monde actuel.


Et là aussi, il y a des réponses.


Ce que nous devons faire, nous les Européens, c’est notre part du travail.


C’est ce que j’essaie de faire avec mes pièces. C’est ce que tu fais, toi, avec ton projet One Love Cacao. C’est ce que fait un journaliste, un chercheur, un artiste… Notre rôle, c’est de dénoncer, d’éclairer, de fédérer. Il faut rassembler une masse critique de personnes conscientes des mécanismes qui gouvernent ce monde — des mécanismes qui nous nuisent à tous. Parce que ce système, qui exploite les pays du Sud, est aussi responsable du réchauffement climatique, de la chute des glaciers, de l’effondrement global.


Tout est lié.


Et c’est précisément pourquoi ces initiatives alternatives ont un rôle fondamental à jouer. Aujourd’hui, le rapport de force n’est pas encore en leur faveur. Mais plus la situation se dégradera, plus ces alternatives apparaîtront comme vitales. Et un jour — je veux y croire — les consciences vont s’éveiller. En attendant, nous sommes des petites aiguillons, dont le rôle est important aussi.


La conscientisation des masses, c’est vraiment quelque chose de vital.

 


13. Si tu devais écrire un dernier acte à ta pièce Choc! La Friandise des dieux, quel message y laisserais-tu au monde d’aujourd’hui?

Ce serait un acte utopique. Un élan de lumière, dans la continuité de ce qu’on vient d’évoquer: un monde transformé par une prise de conscience collective. On verrait tomber les multinationales, les politiciens corrompus, les élites prédatrices — et surgir à leur place une floraison d’initiatives humaines, de petits producteurs, de petites entreprises, qui se relient entre elles dans un esprit de coopération et de respect.


Ce dernier acte, je le mettrais en scène comme une renaissance planétaire.

 

Avec la faune qui revient. L’Amazonie qui cesse d’être mutilée et retrouve sa pleine splendeur. Le ciel qui s’apaise — les avions ne tournent plus sans fin. La pollution s’arrête. Le rythme de nos vies ralentit. On cesse de courir dix heures par jour derrière un travail vide de sens, coincés dans des embouteillages. On remet tout en question. On recommence autrement.


Donc si je devais faire un dernier acte, ce serait un acte utopique.


14.  Et pour conclure, j’aimerais t’évoquer la prophétie de l’Aigle et du Condor. Elle dit que l’humanité s’est séparée en deux voies: celle de l’Aigle — la raison, la technologie, le mental, souvent associée à l’Occident — et celle du Condor — l’intuition, le cœur, la Terre, associée aux peuples du Sud. Cette prophétie ancestrale venue des Andes annonce qu’après 500 ans de séparation et de souffrance, un temps nouveau est possible: celui où ces deux forces peuvent à nouveau voler ensemble, dans l’unité.


Est-ce que cette vision résonne pour toi ? Ton art y trouve-t-il une place ? Et peut-être… le cacao aussi ?

Si l’Aigle symbolise l’Occident — avec son industrie, sa technologie, son esprit de domination — alors non, il ne peut pas y avoir de fusion avec le Condor. Pas dans les conditions actuelles.


Il faut que le Condor détruise l’Aigle.


Je ne sais pas si c’est exactement ce que dit la prophétie, mais dans l’interprétation que tu proposes, pour moi, il n’y a pas d’autre issue. La cohabitation n’est pas viable.


Et ce raisonnement vaut aussi pour le cacao.


Tant qu’il restera dans les mains de l’industrie occidentale, il ne pourra pas retrouver sa puissance symbolique et sacrée.




****

Genève, le 3 juin 2025.

Dominique Ziegler, www.dominiqueziegler.com


Merci Domique de faire ta part dans ce monde et d’y rayonner ta médecine.


Nous espérons que cette lecture aura pu inspirer nos lecteurs.


Avec vous.


Sakara.


Dominique Ziegler avec Sakara de One Love Cacao
Dominique Ziegler avec Sakara de One Love Cacao


Sakara est l’âme à l’origine du projet One Love Cacao, porté par l’association suisse One Love Creation. Juriste (MLaw) et diplômée en Relations internationales, elle tisse, à travers ses voyages, ses rencontres et son écoute du Vivant, des ponts entre les peuples et rappelle la dimension sacrée du cacao — médecine d’unité et de conscience. En lien direct avec des familles mayas au Guatemala, elle œuvre à faire rayonner ce cacao artisanal au cœur de l’Europe.

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